Ce matin, j’ai enfin terminé la lecture d’A la Recherche du Temps Perdu de Proust. Je ne pourrais pas dire exactement quand je l’avais commencé, mais cela fait au moins quinze années. Et pendant, toutes ces années, où j’ai commencé, arrêté, recommencé, re-arrêté, repris, je désirais arriver ardemment là où j’en suis arrivée ce matin: à ce mot « FIN ». Pourtant, plus je m’en approchais, plus j’avais envie de ralentir, de reculer ce moment, de rester dans cet état de présence de la lecture. Ne pas pouvoir dire au passé « j’ai lu Proust ».
Ce matin, une boucle s’était bouclée. Comme dans le roman, je pouvais sentir nettement la différence entre ce moi qui n’avait pas encore fini de lire Proust, et ce moi de ce matin qui avait fini. En lisant ces dernières lignes, je clôturais moi aussi un chapitre de ma vie. Je me revois dans mon premier appartement toulousain en train de lire les premiers tomes. Puis nouvellement arrivée en Auvergne, en train d’écouter, par la comédiens de la Comédie Française, ces premiers tomes encore. Enfin, moi ce matin, dans une autre maison et une autre ville encore, avec mon exemplaire du Temps retrouvé, racheté car j’avais perdu l’ancien, dans le lit aux draps fleuris. Toutes ces années éparses et différentes, mais qui avaient toutes en commun d’avoir été accompagnées par ce livre.
Il allait falloir vivre sans lui. Pourtant, ma relation avec lui n’avait pas toujours été facile. Je l’ai souvent détesté, agacé par ses longueurs et les névroses du narrateur. Mais je me suis aussi attachée à lui. Petit à petit, il s’est fait une place dans mon cœur, il m’a accompagnée au jour le jour. Il s’est fait présence rassurante, il est devenu une sorte de doudou, un livre de chevet.
Ce n’est pas pour rien que j’ai commencé la lecture de Winnicott au moment où j’arrivais à la fin de Proust. Les deux livres se faisaient écho. J’ai compris le caractère si précieux de La Recherche en lisant Winnicott. La Recherche est un livre passerelle, qui nous permet de rejoindre l’espace potentiel; cet Espace où les frontières sont floues entre ce qui nous appartient en propre et ce qui appartient à la réalité partagée. C’est un livre qui nous permet de lire en nous-mêmes. C’est l’ambition du narrateur de la Recherche, et pour moi, cette ambition n’a jamais été aussi bien réalisée que dans ce roman.
Comment vais-je continuer à vivre maintenant ? Vais-je, comme quand j’étais enfant, me réclamer la lecture de la même histoire chaque soir ? Devenir une de ces lectrices qui ne lisent plus que leur livre préféré ? La Recherche va-t-elle devenir mon livre de chevet où je vais chercher confort et consolation quand le Réel n’est plus supportable ? Ou bien cette lecture va-t-elle me donner l’impulsion pour accoucher de mes propres histoires ?
L’avenir me le dira. Et les deux choses ne sont probablement pas incompatibles. Je suis maintenant allongée des souvenirs et impressions de cette lecture, changée à jamais. Je ne serai pas surprise si en allant au miroir ce matin, j’y découvrais que mes cheveux avaient soudain blanchi. Je le prendrais comme un cadeau, comme une trace extérieure, indélébile, de la transformation intérieure qui s’est accomplie insidieusement depuis ces années. J’ai 42 ans. Il est temps que je blanchisse. Ce matin, il a neigé.
Terminer Proust